La marginalité tue nos raisonnements

[EXTRAIT – BORDEAUX EST AVENIR]

La marginalité nous glace les sangs et nous sert d’écran épais pour ne jamais parler des vrais enjeux de la vulnérabilité. Le petit nombre de marginaux nous permet collectivement de minorer les limites du système qui les exclut. Pourtant, ils méritent toute notre attention pour comprendre où nous en sommes. Puisque nous ne mettons pas tous, au dessus de toutes les priorités, celle du respect de la dignité de la vie humaine, alors il faut entrer, sans appréhension, dans un raisonnement cynique, dans des calculs désincarnés mais d’une efficacité pédagogique redoutable.

En France, on ne décide jamais, ou quasiment jamais, de l’opportunité d’une dépense sociale en fonction de ce qu’elle permet d’éviter ou de prévenir. Nous avons une très faible culture de l’évaluation de l’impact individuel et collectif de nos actions. On ne regarde que ce qu’elle coûte à court terme ; qualité de vie globale et impact médico-économique sont totalement absents de nos critères d’évaluation qui restent dominés, dans le champ social, par l’émotion. Combien coûte à la société la prise en charge chaotique de tous ces publics en marge ? Très cher : absurdes jusqu’à la sauvagerie, nos décisions sont souvent étonnantes. Le SAMU social de Bordeaux avait fait une enquête sur le coût de l’accompagnement médical et social par défaut à l’année d’une dizaine de marginaux (pompiers, police, hôpitaux, médecins…). Cela s’élevait à plus d’un million d’euros, alors que l’Etat avait refusé un budget de fonctionnement de 60 000 euros qui aurait permis une prise en charge de ce même public dans une structure adaptée.

Dans un autre registre, on ne reconduit pas à la frontière tous ceux qui n’ont pas obtenu de titre de séjour pour résider dans notre pays, tout en les laissant errer et s’user dans nos rues ou dans des hôtels inadaptés qui nous coûtent très chers, sans leur donner le droit de travail pour s’autonomiser. Et cela est d’autant plus complexe que les plus fragiles sont souvent plus malades. Ils cumulent les fragilités médicales, sociales, psychologiques, et c’est parfois tout cela qui explique leur errance. C’est en tout cas toujours la conséquence de leur dénuement total. En France, on les soigne et la complexité de leurs situations sanitaires oblige le corps médical à déployer une expertise et des moyens importants. Pour autant, une fois la vie sauvée ou stabilisée, on remet ces hommes et ces femmes à la rue car on les dit à nouveau capables d’affronter leur sort. On sauve la vie mais juste de la mort. C’est ainsi étonnant d’entendre ces expressions populaires contradictoires lorsque nous parlons des marginaux : personne ne les veut dans la rue mais personne ne les veut non plus dans des structures adaptées près de chez eux. Et pourtant, tout le monde sait bien qu’il faut les prendre en charge concrètement. Autant d’exemples que je pourrais développer à l’envie et qui démontrent que la marginalité génère des réactions collectives très discutables.

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