[EXTRAIT – BORDEAUX EST AVENIR]
Joulia et ses fils d’expulsions en expulsions : tous sauvages !
Joulia a une quarantaine d’années, de petits yeux brillants très intelligents, deux enfants, un adolescent et un petit. Ils viennent d’Europe de l’Est. Je les rencontre dans un squat en centre ville, dans une sorte de cave. Je vous épargne la description de ce lieu, glauque à ne plus en dormir précisément parce qu’eux, ils y dorment. Après une négociation avec le propriétaire, nous les relogeons temporairement et instituons un suivi pour l’apprentissage du français et la scolarisation des enfants.
Joulia ne suit pas les instructions et fait payer d’autres familles pour vivre dans ce lieu plus correct mais d’apparence précaire, en tout cas monacal. Il arriva ce qui devait arriver : ils durent partir. Je les retrouve plusieurs semaines plus tard dans une maison abandonnée. Joulia est couchée, son petit avec elle, ils mangent des graines de tournesol sans vraiment faire attention à nous. Nous les prévenons de la future évacuation : il faut partir, suivre les cours de français, continuer à conduire les enfants à l’école. Ils partent. Je suis alertée par Médecins du monde : Joulia est malade. Nous l’extrayons à nouveau de la rue, la plaçons dans une chambre d’hôtel. Elle n’y reste pas, de toute façon ça ne pouvait pas être définitif ; elle « trafiquote » pour survivre. Sud-Ouest m’appelle : une octogénaire, rentrant de cure a trouvé dans sa maison des squatteurs. J’accours. C’est Joulia. Le DAL – association favorable à la réquisition des logements vides – a forcé les volets et les y a fait entrer. Après négociation avec la propriétaire, on évite les ennuis judiciaires, Joulia est de nouveau placée à l’hôtel, puis retourne à la rue et s’installe sous le Conservatoire. Les riverains se mobilisent, j’explique ce que l’on propose et ce que ne fait pas Joulia, comment on ne l’aide pas autant que je le voudrais… Et puis j’apprends que son grand fils se prostitue, qu’il a trouvé une copine, abandonnée par ses parents, qu’elle est enceinte. Je trouve un bailleur qui comprend et accepte la situation. Le nouveau né sera handicapé ; ils veulent le garder quand même. Joulia est restée dans l’appartement, enfin je crois. On ne m’en parle plus, même si la jeune fille a été placée avec son tout petit.
Nous sommes parfois des sauvages dans nos pratiques, nous fabriquons des sauvages à notre image. Nous avons pris l’habitude de déplacer la pression. Nous déplaçons les hommes qui gênent, mais cela n’évite pas le pire : l’extrême exclusion. Ce pire est d’autant plus fort que l’extrême exclusion à un coût invraisemblable à tous les niveaux. Et pourtant, le savoir-faire français pour accompagner les plus fragiles existe bel et bien, il a même une valeur inestimable car il est exportable et qu’il sert tous les citoyens, sans qu’ils n’en aient pleinement conscience.
… La suite mercredi prochain
Retour à l’extrait précédent
2 réflexions sur “Qu’est ce que révèle la marge ?”