[EXTRAIT – BORDEAUX EST AVENIR]
Ils veulent une épicerie, un jardin partagé et une conserverie
Un mercredi de mai 2016. 9h. A l’hôtel de ville. Ils sont cinq dans le couloir devant mon bureau. Je les sens nerveux mais très déterminés. Deux conseillères en économie sociale et familiale, deux retraités, membres des Conseils d’administration de deux centres sociaux et un stagiaire s’installent autour de moi. Leur dossier de quelques feuillets semble être un trésor. Il est le résultat de plusieurs années de travail.
Ils sont partis d’un diagnostic simple. Un nombre important d’habitants de leur grand quartier ne mangent pas correctement : malbouffe, notamment à cause du coût des produits, perte de la convivialité et du plaisir à cuisiner, à partager ce que l’on a et ce que l’on est à travers la culture culinaire. Ils ont organisé durant ces dernières années des temps de dialogue, de longues conversations pour que chaque habitant parle de son alimentation, à son rythme, avec ses mots, sa pudeur, ses inquiétudes, ses espérances. Petit à petit, avec la confiance que les relations qui durent permettent, la parole s’est libérée complètement : santé, difficultés financières, solitude, perte de contact avec la terre, souvenirs des tablées familiales, des petits plats de notre enfance, conscience de vivre en milieu urbain sans nature nourricière… Tout a été dit, très exactement dit, notamment par ceux qui vivent la pénurie, pas forcément quantitative mais au moins qualitative de nourriture ou de relations.
La voilà la fameuse expertise d’usage, celle de ceux qui expriment les besoins vécus. Forts de ces trois années d’un dialogue profond, que les mots dans leur petit dossier ne pourront jamais vraiment traduire à leur juste intensité, ils viennent voir leurs élus pour demander un jardin partagé, une épicerie solidaire, une conserverie… et le budget de fonctionnement qui va avec pour que ces équipements soient accessibles à tous. Et pour commencer, il leur semblait que le premier budget qu’on leur accorderait pourrait servir à payer le salaire de ce jeune étudiant. Ils espéraient poursuivre cette dynamique d’insertion en générant des emplois faiblement qualifiés dans les trois lieux qu’ils envisageaient de développer dans leur grand quartier. Mieux nourrir les habitants en permettant qu’ils y contribuent eux-mêmes, dans la convivialité, en retrouvant le goût de cultiver et de cuisiner puis de manger ensemble, anticiper le risque que notre ville, incapable à ce jour d’autonomie alimentaire, puisse protéger ses habitants en développant des savoir-faire, en retrouvant l’évidence des circuits courts… Voilà la proposition complète et mûrie qu’ils étaient venus déposer sur mon bureau.
Cette proposition, faisant écho à de nombreuses autres dans tous les quartiers à des degrés différents de maturité, atteste de la conscience des Bordelais que l’alimentation dans la ville était devenue une préoccupation, à certains égards inquiétante. Tandis que certaines grandes villes françaises se lançaient dans des programmes d’autonomie alimentaire, que des citoyens éclairés partageaient les enjeux de la ville frugale et nourricière avec un succès trop souvent limité à des publics capables de conceptualiser, ici chez nous, très clairement, on tirait une sonnette d’alarme. Le besoin de bien se nourrir exige évidemment une réponse politique de qualité. Chacun sait ce à quoi ce type de besoin peut conduire.
Ils sont partis, ce matin-là, satisfaits d’avoir tout dit mais inquiets de la nature à venir de notre réponse et surtout de sa vitesse d’exécution. Le débriefing après leur départ fut simple. Il faut les suivre mais toutes les délégations de la ville sont concernées. J’apprendrai plus tard que la métropole dans un cadre européen a lancé l’idée de construire un Schéma d’alimentation territoriale. Qu’à cela ne tienne, je m’engouffre dans cette opportunité administrative et sa probable longue traduction en comités de pilotage. Les besoins qui s’expriment partout dans notre ville se sont traduits en enjeux de politique publique. Ceux-là sont inscrits dans un schéma qu’il va falloir transformer en plans d’actions avec des budgets. Un long chemin en perspective, une sorte de labyrinthe.
… La suite mercredi prochain
Retour à l’extrait précédent
2 réflexions sur “Comment nous préparons-nous au défi démographique ?”