Territoires oubliés : faux débats et vrais tabous

[EXTRAIT – BORDEAUX EST AVENIR]

Christophe Guilluy, géographe, a cartographié les « fragilités sociales » françaises[1]. Son atlas est celui des fractures entre grandes métropoles et zones périphériques abritant des villes moyennes et des communes rurales. La France périphérique est majoritaire et Bordeaux est évidemment tout à fait dépendante de sa périphérie. Elle accueille de nombreux ménages qui en viennent, lesquels après une séparation, cherchent dans la ville centre les services à la personne qui y sont concentrés et l’offre sportive, culturelle gratuite qui s’y déploie. Intra muros les classes populaires vivent majoritairement dans nos banlieues : elles sont habitées par des gens au revenu fiscal faible, souvent issus de l’immigration. Tout l’argent que notre pays y a investi n’a pas changé fondamentalement le niveau de vie de ces habitants dont l’intégration aura été complexe quand elle aura été possible.

Petit à petit, des certitudes se sont fabriquées collectivement sur nos banlieues. Les attentats ont remis les projecteurs sur ces territoires en relégation même si la radicalisation s’empare de jeunes cerveaux issus de n’importe quel milieu et de n’importe quel secteur, urbain ou rural. En 2005, les banlieues avaient déjà brûlé sous nos yeux en France. Tout le monde oublie de se rappeler que cela arriva après une baisse sensible de l’aide aux structures sociales de ces quartiers. La mise à mal du fonctionnement des associations qui garantissent le vivre ensemble fut dramatique. D’ailleurs, de nouveaux dispositifs avaient alors été développés juste après les événements et, depuis lors, sans cesse « recustomisés ». Ces banlieues sont des marmites sur lesquelles nous avons placé, dès leur construction, des couvercles. Nous avons mis à vivre collectivement les plus pauvres, des habitants qui sont traversés par le sentiment d’incompréhension, d’abandon ou de colère. Il faut comprendre ce qui se décide aujourd’hui sur la gestion de ces banlieues. Cela démontre la difficulté du système politico administratif à assumer ses mauvais choix et à n’être capable que de les corriger partiellement.

2 600 quartiers étaient reconnus Politique de la ville, comprenez : territoires fragiles parce qu’accueillant des populations précaires, cumulant de nombreux facteurs de vulnérabilité. Taux de logement social très élevé, revenu fiscal très faible, fort pourcentage de familles monoparentales, taux d’échec scolaire importants, chômage… Cette reconnaissance se traduit opérationnellement par des crédits spécifiques, des budgets de l’Etat, de la Région, du Département, de l’Intercommunalité et de la commune. Rien de moins. Pourquoi ce cumul de financements ? Parce qu’additionnés, ils sont censés permettre de soutenir toutes les initiatives dans ces quartiers, quel que soit le domaine d’intervention. Chaque financement doit permettre l’émergence d’actions et de projets nouveaux. Ensuite, les budgets dits de « droit commun » doivent prolonger et renforcer les dynamiques, celles dénichées et jugées structurantes par la Politique de la ville.

C’est simple, il n’a jamais été prévu, dans l’esprit des rédacteurs de la première loi instituant la Politique de la ville, de créer un dispositif ad hoc, spécifique pour des habitants spécifiques. Non, l’intention initiale était toute autre : comment pouvait-on, par une attention particulière, grâce à une présence plus intensive des fonctionnaires, détecter le meilleur, accompagner son développement et l’orienter vers les lignes de crédit classiques. Seulement voilà, la bouture n’a jamais pris. Les crédits spécifiques ont généré l’installation d’une politique particulière avec des fonctionnaires d’un autre genre. Ils sont éducateurs, médiateurs, spécialistes pour la plupart du développement social urbain. Ceux qui disent que les crédits Politique de la ville n’ont servi à rien sont inconscients ou malhonnêtes. S’il n’y avait pas eu de Politique de la ville, les territoires sensibles auraient été le théâtre d’événements plus graves, et si les résultats ne sont pas à la hauteur de nos attentes, c’est parce que les vrais sujets, évités ou traités uniquement en surface, sont beaucoup trop nombreux ; parmi lesquels celui de l’objectif de la mixité sociale et fonctionnelle qui ne fut pas toujours une obsession institutionnelle.

La réforme de la Politique de la ville de 2014, en instituant les conseils citoyens dans les territoires sensibles qui permettront aux habitants de participer aux décisions prises, a constitué une réelle avancée, tout comme le sont également les « marches exploratoires » de femmes qui permettent de formaliser leurs paroles. L’injonction qui nous est faite de « globaliser » nos interventions, de le faire sur des budgets de droit commun, de sortir de logiques spécifiques, est intéressante mais elle se fait en pleine disette de financements publics et sans formation au mode projet qui permettrait pourtant aux fonctionnaires de travailler ensemble autour de leurs collègues spécialistes, jusqu’à maintenant seuls. Ces derniers composant la direction du développement social urbain travaillaient dans une sorte d’anonymat, faisant corps avec la population des banlieues : ils sont interpellés par les autres services et par les élus quand les situations tendues se présentent, chacun sachant qu’ils sont les seuls à pouvoir les déminer. Mais cette réforme bouleverse leur rôle : d’experts à la marge, ils passent à chefs de projets devant coordonner désormais des équipes pluridisciplinaires. Leur nombre n’a pas été augmenté pour autant et leur nécessaire changement de positionnement dans les organigrammes n’a pas été acté. Leurs budgets, dans le meilleur des cas, auront été sanctuarisés. Pour être parfaitement honnêtes certains d’entre eux auront du mal à travailler autrement qu’en solo, sur le fil, presque en autonomie : eux aussi auraient terriblement besoin d’être accompagnés dans le changement.

 

La participation effective du citoyen dans la construction des politiques publiques est la clé de notre avenir collectif et individuel. Elle dépend bien entendu de notre capacité à soutenir la transmission des savoirs et à moderniser l’action publique.

[1] Notamment dans son ouvrage La France périphérique

 

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