[EXTRAIT – BORDEAUX EST AVENIR]
Plus on vous confie des responsabilités, plus vous comprenez la marche du monde. Cette connaissance de plus en plus précise vous fait entrer inéluctablement dans une spirale de l’engagement. Ma nouvelle délégation s’est traduite par une intégration dans des Conseils d’administration de nombreuses associations nationales, au travers des postes de vice-présidente de l’Union Nationale des CCAS, de France Médiation, et du Forum Français de la Sécurité Urbaine. Le partage de nos réalités de territoire est fertile : il dope notre capacité à faire le lien entre le micro-local et les réalités nationales, voire européennes. Mais il faut prendre garde au risque d’euphorie qui peut alors s’emparer de vous. Ces échanges, le plus souvent parisiens, peuvent vous faire croire que vous devenez expert. Or, vous ne pouvez l’être que des expériences vécues sur votre territoire, à moins de devenir un professionnel de l’expression publique qui parle sans avoir vécu, expérimenté, tenté. A force d’être parisien, vous n’avez plus le temps d’être sur le terrain alors que c’est normalement ce qui justifiait que vous alliez à la capitale… précisément pour parler de votre action de terrain. Les citoyens s’agacent des expressions parisiennes javellisées, même si elles résonnent impeccablement quand elles ont été réfléchies comme des outils de séduction pour capter des parts de marché de l’électorat.
Je consacrais trois à quatre jours par mois à mes fonctions parisiennes, ce qui me permettait, aux heures creuses ces jours là, de participer à la campagne d’Alain Juppé. Mes jours volaient de plus en plus de temps à mes nuits : j’étais en burn-in, très consciente de cette chance inouïe d’accéder à la compréhension du monde, de ma responsabilité à faire quelque chose de concret et de juste pour les Bordelais. Aux temps de travail, de réflexion, d’actions positives se rajoutaient régulièrement ceux des petites pollutions de la vie publique : les incompréhensions, les doutes, les rivalités. Il ne faut pas trop donner d’importance à « la tourbe des menus maux »[1].Il faut s’imposer de garder la tête froide, réduire la part remuante de son ego et conserver coûte que coûte sa sincérité et son empathie.
Dans cette spirale incroyable, le directeur de campagne d’Alain Juppé me demanda si je voulais bien en plus monter un groupe de réflexion et de propositions sur les questions sociales. Je me suis exécutée, sans débat intérieur. Très vite j’ai constitué avec un préfet, un groupe d’une vingtaine de personnalités couvrant à peu près tous les champs d’intervention autour de la paupérisation des Français. Il me revenait la charge de rédiger des notes, d’organiser tous les trois mois une rencontre avec le candidat, de deviner aussi ce qu’on attendait de moi puis de nous. Comme toujours, pas d’échange particulier sur le contenu de la commande qu’on me passait, ni sur celui du rendu attendu. Le groupe se constitua sans trop de difficultés parce que le fait qu’un candidat de droite s’intéresse à la pauvreté des Français était devenu étonnant et rassurant. Nous l’avons incité à porter un discours ambitieux, mettant en avant les capacités des bénéficiaires plutôt que leurs vulnérabilités, ambitionnant la refonte du système d’intervention sociale : simplification, confiance dans les acteurs de territoire. Longtemps, je n’ai pas su si ces travaux étaient entendus, s’il y adhérait. Chaque fin de réunion se terminait en tout cas par une invitation à poursuivre ce que nous faisions. Le deal était simple : les participants de ce groupe n’étaient pas des affidés mais de vrais professionnels et des gens très engagés qui percevaient le risque que représentait la potentielle élection d’un ou une présidente en désaccord profond avec leurs valeurs. Alain Juppé est un humaniste capable de dialogue, luttant contre l’outrance. Son expérience de maire atteste de sa capacité et de sa volonté à traiter la question sociale très sérieusement. La confiance qu’il avait donnée aux acteurs de terrain, et sa recherche d’équilibre permanent pour que Bordeaux soit une ville « facile à vivre » pour chaque habitant, est reconnue. Les preuves sont nombreuses et vérifiables.
Il y eut des moments de doute, c’est vrai, au sein de notre groupe. La sortie de son livre autour des enjeux économiques prônant le triptyque du travailler plus, plus longtemps, sans diminuer les impôts du tout venant mais en baissant ceux des entrepreneurs pour retrouver la croissance et le plein emploi, fut diversement appréciée. Beaucoup pensaient qu’il était vain de prédire le plein emploi pour tous, sans refondre parallèlement notre système d’intervention sociale pour optimiser la prise en charge des plus fragiles et réserver un statut à ce qui relève de l’activité qui ne serait pas forcément de l’emploi. L’adhésion, comme la participation à ce groupe, était libre. Peut-être trop d’ailleurs. Il se différenciait des autres groupes par une très faible présence de technocrates, fins connaisseurs des rouages parisiens. Nous revendiquions cette différence avec humilité : nous ambitionnions de dire ce que nous entendions de tous les professionnels et bénévoles croisés dans nos missions respectives.
On nous a demandé très rapidement de chiffrer nos travaux : nous étions obsédés, nous, par le partage d’une ambition, de grands principes, de valeurs. Aux discours d’autres candidats mettant en scène des assistés, des fraudeurs, des réductions sèches du nombre de fonctionnaires, nous espérions d’Alain Juppé un nouvel élan pour revisiter celui de la sortie de la Deuxième Guerre mondiale avec le Conseil National de la Résistance à la base de tout notre système d’intervention et de protection sociale, inchangé depuis. D’autres élus bordelais multiplièrent les initiatives pour soutenir le candidat Alain Juppé, notamment au travers de la mise en place de groupes dans le cadre de CAP AJ, de notes, de rendez-vous. Son équipe bordelaise dans toute sa diversité a intensifié sa présence sur le terrain et son soutien à sa démarche. Nous étions un certains nombre à savoir, pour l’avoir vécu quand il était ministre au mandat précédent, qu’il aurait peu de temps et peu de disponibilité, qu’il faudrait être précis, efficace, enthousiaste, coûte que coûte. Alain Juppé voulait garder les pieds dans la terre bordelaise, se nourrir du quotidien, y inspirer l’oxygène vital de la confiance. L’Euro 2016, la Cité du vin boostèrent la présence de touristes, les nouveaux quartiers sortirent de terre à un rythme soutenu. Alain Juppé pouvait dire que son projet initial de 1995, de réveil de la belle endormie, et de 2008, de la hisser au top 40 des villes européennes, se concrétisait. Bordeaux était de tous les palmarès, la liste étant tellement longue que l’objet de certains d’entre eux était parfois surprenant. Il avait besoin de se ressourcer à Bordeaux. Il était en outre le seul candidat de la primaire à droite à pouvoir revendiquer le statut de maire d’une grande ville depuis vingt ans.
[1] Michel de Montaigne, Les Essais
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