[EXTRAIT – BORDEAUX EST AVENIR]
Le duel
Mars 2014. Troisième campagne en six ans. C’est la vie classique d’un élu. Faire campagne est une obligation heureuse : retrouver la convivialité, l’esprit d’équipe, l’attachement sincère à votre chef de file. Les Bordelais parlent davantage, ils expriment plus clairement encore leur vision de la ville, de notre rôle, de la politique en général. Aucun d’entre eux ne nous objectait alors le risque qu’Alain Juppé en cours de mandat devienne président de la République. Aucun ne posait la question de sa succession. D’ailleurs, lui-même se gardait d’en parler. Le sujet n’en était donc pas un. Tous, nous n’avions en tête alors que le duel Juppé-Feltesse.
Vincent Feltesse, à ce moment-là député, jeune président mordant de la Métropole (ex Communauté urbaine de Bordeaux), conseiller municipal de Blanquefort, avait décidé de prendre la ville de Bordeaux en se présentant contre Alain Juppé aux élections municipales. Ce quarantenaire de gauche avait évincé lors d’élections législatives anticipées, deux ans avant, une jeune femme, pourtant suppléante de la députée sortante, Madame Delaunay, bien implantée sur son territoire. A ceux de son camp qui s’étaient émus de cette éviction et de sa double conséquence suicidaire – prendre une place à une femme et s’enfoncer dans un cumul très délicat de mandats – il avait répondu que c’était pour reprendre Bordeaux à la droite et la rendre à la gauche. 60 % des habitants ayant voté pour François Hollande lors des dernières élections présidentielles, il comptait sur les municipales pour remettre de l’ordre et de la cohérence dans les choix électoraux des Bordelais. Il fit donc campagne à gauche et obligea Alain Juppé à ouvrir très largement le profil des colistiers à ses côtés.
La tactique de Vincent Feltesse ne portera aucun des fruits qu’il en attendait à part ceux de l’amertume. Ses 22 % de suffrages sanctionnèrent ses choix et levèrent le voile sur une vérité désormais ancrée : l’électeur est volatil et pour les municipales il suit une personnalité avant tout, la réalité de sa présence quotidienne et l’effectivité des résultats promis aux élections précédentes plus que l’étiquette politique.
61 % des électeurs ont voté pour Alain Juppé dès le premier tour alors que deux années avant 60 % des électeurs votaient pour François Hollande, et que deux années après, toujours 60 % votèrent pour les départementales et les régionales pour les candidats de gauche. Bordeaux n’échappe pas, comme toutes les grandes villes de France, à ce constat : ses habitants votent à gauche, l’électorat populaire et les bobos aspirent au symbolisme de ce vote et avant tout à sa traduction dans la gestion quotidienne politique. La cogestion mise en place à la Métropole, l’attention portée à la cohésion, à la vie solidaire de quartier, sont autant de facteurs d’attractivité auxquels les Bordelais ne veulent pas renoncer. Ils veulent de la proximité, de la solidarité autant que du dynamisme et de la singularité. Ils veulent endosser le costume d’habitants d’une ville avant-gardiste qui ne renonce jamais à mettre le développement personnel du plus grand nombre au cœur des décisions publiques.
Alain Juppé, dans sa ville, a créé avec les habitants un lien presque charnel. Il leur a témoigné son attachement en répondant toujours plus précisément à leur appétit d’hyper proximité. Cet homme d’Etat a labouré la ville en ne renonçant à aucun sujet de proximité. Tous ses élus ont été éduqués dans la nécessité de cette écoute de terrain active. Tous ceux qui ne l’ont pas compris n’ont pas été gardés, sauf s’ils occupaient des fonctions structurellement administratives ou tournées vers l’extérieur de la ville. Cette exigence de proximité, de réactivité, d’adaptabilité s’est imposée comme la principale qualité requise pour conquérir les Bordelais. En 2014, seul Alain Juppé, au sommet de cet art, pouvait gagner. Cette marque s’imposerait à qui lui succéderait : la proximité resterait le marqueur attendu autant que la prestance. Bordeaux avait eu deux maires anciens Premiers ministres : c’est un privilège que l’on n’abandonne pas comme ça, sans réflexion, ni contrepartie.
Qui serait sur la liste ? Qui serait aux côtés de cet homme d’Etat ? Etre ou ne pas être sur cette fameuse liste des candidats, voilà qui habite beaucoup, toujours, les pensées dans les mois qui précèdent les élections et qui les suivent pour ceux qui s’engagent en politique. C’est là un paradoxe douloureux : la politique interdit de s’émouvoir de soi, de sa destinée, mais exige qu’on s’émeuve beaucoup des autres pour leur consacrer beaucoup de soi.
… La suite mercredi prochain
Retour à l’extrait précédent
2 réflexions sur “2014 : Top départ d’une course de fond”