[EXTRAIT – BORDEAUX EST AVENIR]
18h. Un lundi de décembre. Il fait nuit noire. Deux représentants de l’association Médecins du monde m’avaient donné rendez-vous à un arrêt de tram. Leurs silhouettes se distinguent et fondent sur moi. Le bonsoir est cordial mais minimaliste. Ils ont voulu me rencontrer hors de la mairie dans un bar turc, près de la porte de Bourgogne. Là, au milieu d’hommes tellement semblables à mes yeux, j’écoute ces deux médecins qui ont décidé, en plus de leur trajectoire classique, de s’investir en tant que bénévoles. Ils sont très vite rejoints par un troisième homme que beaucoup connaissaient, mais pas moi. Il me dira plus tard que ça l’a d’abord interloqué, puis rendu très curieux de moi. Cet homme au passé militant faisait partie de l’équipe de Michèle Delaunay, connue pour avoir battu Alain Juppé aux législatives de 2007. Ce Portugais, doté d’une très vive intelligence et d’un réseau inattendu, connaissait les roms pour les fréquenter et les aider depuis des mois. Très calmement, mes trois interlocuteurs m’expliquent la situation : l’état de dénuement des populations, la non prise en charge institutionnelle, la nécessité d’agir… Ils me conduisent sur le terrain dans le plus gros squat de Bordeaux. Six cents personnes y vivent dans des cabanes et des tentes de fortune.
Derrière des murs tagués, nous nous faufilons sur ce terrain en friche jonché de déchets, de ferraille et d’une vie finalement spectaculaire… de normalité. Car derrière la misère qui épouvante le regard et fait trembler le cœur, il y a des hommes, des femmes et des enfants qui vous disent bonjour, vous offrent un café, vous proposent de vous asseoir et vous racontent leur parcours. Ils ont envahi un vieux bâtiment, ont utilisé des cartons en guise de tapisserie isolante. Les sols sont très propres, recouverts de tapis. La télévision bulgare rappelle d’où ils viennent. Les enfants sont avides d’entendre ce que sont venus leur dire les visiteurs que nous sommes. Les deux médecins et le médiateur partagent une vraie complicité avec ces habitants perdus ici, dans ce terrain vague, dans cette Europe qui décidément ne les accepte pas.
Je suis emportée par la relation immédiate qui s’installe ; je vis l’expérience du visage de Levinas et la fraternité républicaine qui nous engage à respecter l’autre, ce frère, ce semblable… Ensemble, équipage improbable d’individus tellement différents, nous étions avant tout semblables dans notre humanité, autour de ce café trop chaud. Après cette soirée, il m’a semblé définitivement que les ordures, les rats, les dents gâtées, les vêtements mal assortis étaient surinvestis par notre cerveau, nous empêchant de voir la vie, tout simplement, et de répondre à l’exigence de la protéger. Quelque chose a éclos qui préexistait en moi depuis mon enfance. Je n’avais jamais été exposée au dénuement et j’ai reçu beaucoup d’amour : quand on a cette double chance, on a une disponibilité émotionnelle à consacrer à d’autres que soi et les siens. Ce soir-là, je savais qu’avant d’avoir les cheveux blancs et la sagesse qui va avec, j’aurais envie de travailler pour que la misère ne soit jamais décrite comme inéluctable et le désir de l’éradiquer comme une utopie que seuls les naïfs et les exaltés poursuivraient.
J’ai passé quasiment trois années à travailler sur les questions de grande marginalité, sur les débats autour de « l’étranger ». J’en ai tiré des leçons de vie. La médiation m’est apparue comme une évidence incontournable à partir de cette époque-là. J’ai eu la chance de pouvoir écrire publiquement, dans de bonnes conditions, mon avis et de le mettre en pratique concrètement.
… La suite mercredi prochain
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2 réflexions sur “L’expérience du visage”