[EXTRAIT – BORDEAUX EST AVENIR]
Nous avons perdu au deuxième tour. A l’époque, il semblait que notre échec fut patent. Du moins la presse a-t-elle voulu le qualifier ainsi. En 2010, Nicolas Sarkozy était honni par beaucoup, son image sur tous les tracts générait des réactions parfois très violentes sur les marchés ou lors de la distribution dans les boîtes aux lettres. Ce fut le temps du discours de Grenoble sur les populations Roms d’origine bulgare : une vraie fêlure pour moi qui me fera m’éloigner radicalement de lui. Nicolas Sarkozy avait ordonné que ses ministres partent au front pour les régionales. Xavier avait été envoyé dans le Sud-Ouest. Peu importait que cette terre soit historiquement et profondément de gauche, qu’il soit désavoué et que la presse se fasse l’écho de la décapitation du battu. En 2015, les résultats ne furent pas meilleurs dans un contexte radicalement différent, mais pour autant les résultats de la liste de Xavier Darcos ne furent pas réhabilités. C’était il y a trop longtemps. Personne ne se souvenait de cela, de l’accessoire.
Ce soir-là de défaite je devais répondre à la presse. Invitée pour la première fois sur un plateau de télévision, je m’installe au maquillage ; je ne sais pas encore qu’il faut contrôler son image, je laisse la maquilleuse à son office, elle me fait des yeux très colorés. Mes proches derrière l’écran m’en parlent encore… Je ne connais pas le détail des résultats, ni dans les autres régions, ni localement. Sans élément de langage, me voilà tenue de répondre au politologue et au journaliste. Je me lance dans des phrases trop longues, dont je mesure aujourd’hui la parfaite inadéquation à l’exercice. Mon voisin, ancien secrétaire général d’un parti politique, me coupe la parole, mettant en scène son agacement à m’entendre répéter des éléments de langage qu’on m’aurait imposés. C’est a posteriori tout à fait drôle de se rappeler cet épisode : je n’avais reçu aucun élément de langage, d’une part, mais surtout, comble de l’ironie, le donneur de leçons se révéla quelques années plus tard mêlé à des affaires de mœurs et d’abus de biens sociaux.
Le journaliste, en dernière question, me demande si Xavier Darcos sera candidat sur la circonscription du Bassin. Je suis estomaquée… Comment le téléspectateur, à l’énoncé de la question, peut-il ne pas être convaincu que tous les élus sont des carriéristes ? Je préviens Xavier de la question quand nous nous croisons en échangeant nos places sur le plateau. « Ne t’inquiète pas, c’est le jeu. Je ne suis plus ministre, on vient de me le dire à l’instant, sans aucun commentaire. Et toi, tu vas bien ? Tu tiens le coup ? ». J’ai écouté et vu sur le plateau ce désormais ex-ministre, candidat battu, garder tout son calme et remercier tous ceux qui, votants, militants, ou sympathisants l’avaient choisi. Le reste n’appartient qu’à lui. Je veux simplement dire que les perdants, à ce niveau-là, subissent des épreuves d’une immense violence. Pour avoir assisté à certaines manifestations de ce processus, je n’ai plus jamais oublié qu’il faut compter sur les siens, que la politique est un biotope impropre à l’amitié et au contraire idéal pour les trahisons.
Alain Juppé était présent pendant toute cette campagne, je le croisais régulièrement : j’étais de toute façon l’une de ses marques dans cette liste. J’ai eu la chance à plusieurs reprises de me retrouver avec lui, Xavier et parfois d’autres grands élus nationaux. J’ai compris alors physiquement, par la déférence que chacun lui témoignait, que mon maire avait été, en tant que Premier ministre, leur patron, et que cette hiérarchie ne s’oublie jamais. J’étais élue depuis deux ans à peine et je n’en finissais pas d’être témoin et actrice d’évènements qui me dépassaient un peu par leur ampleur technique autant que par leur valeur symbolique. Mes proches, toujours très lucides sur l’intrusion totale d’un monde à part dans notre vie, m’ont beaucoup aidée à distinguer ce qui appartiendrait à notre histoire et ce qui relèverait du domaine de l’anecdote. Mon mari gérait désormais sa propre entreprise. Le fait qu’il n’ait jamais, à aucun moment, été en interaction avec le Conseil régional, ni pour la créer ni pour recruter ses salariés, ni même pour croître, me permettait de relativiser l’action de la région dans le domaine économique. J’en acquis la certitude qu’un entrepreneur, pour réussir, doit surtout être libéré de normes et de pressions, doit pouvoir compter sur ses fournisseurs et ses salariés, sur des territoires équipés en structures de proximité, de services à la personne, d’infrastructures notamment de transports.
Alain Juppé poursuivait évidemment sa trajectoire personnelle, et comme je vivais par son entremise les dernières aventures locales, je me suis retrouvée naturellement dans les discussions qui se fabriquaient à ce moment-là.
Rater le coche, enfin je crois !
Vendredi. 20h. Stade Chaban-Delmas. Juste après un match. Je suis avec Alain Juppé dans la voiture : on nous conduit au restaurant. Là-bas nous attendent ses lieutenants, tous ses anciens directeurs de cabinet. J’ai longtemps pensé qu’Isabelle, de loin, avait dû vouloir les faire réagir en m’ajoutant dans la liste des convives. La question posée est simple : « Devait-il devenir ministre de Nicolas Sarkozy ? ». Ils étaient globalement tous d’accord pour dire que oui, s’il gardait sa propre ligne. Quand ce fut mon tour de parler, je répondis du fond du cœur, « Monsieur vous revenez de loin, c’est encore fragile, je m’inquiète pour vous ». J’avais transgressé les règles : faire parler ses émotions en commentant celles supposées d’un autre qui s’interdit d’en faire étalage. Ce n’était pas à moi de dire cela et ce n’était pas ce qu’on me demandait. Je crois avoir raté comme ça de très nombreuses occasions de parler sans affect, de parler non pas en mon nom mais en celui de ceux que j’étais sensée représenter dans la société civile. Après ce premier dîner, nous travaillerons à ce qu’il puisse discuter de sa ligne avec un premier groupe d’influenceurs de tous horizons : ce fut la naissance des grands entretiens de Bordeaux. Il y eut un premier rendez-vous sur le moral des Français et puis il fut nommé ministre et la ligne s’est dessinée, mais autrement, via d’autres dispositifs.
… La suite mercredi prochain
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