Au commencement le tramway

[EXTRAIT – BORDEAUX est AVENIR]

Un tramway sur trois lignes et onze communes. Une liste incroyablement longue de travaux pour revitaliser tous les espaces publics dits emblématiques, au premier rang desquels les quais avec leur désormais célébrissime miroir d’eau. C’est ainsi qu’Alain Juppé a transfiguré sa ville. Au pas de charge et dans le cadre d’une cogestion droite-gauche très protégée, ce projet global intercommunal a permis la réunification des deux rives, le désenclavement de nos quartiers les plus fragiles et le retour de notre territoire dans le top 40 des grandes villes européennes. Ce tramway, dont nous sommes tellement fiers, nous les Bordelais, restera à jamais l’incarnation du réveil de la belle endormie. Avoir pu contribuer à cet événement majeur m’a permis d’avoir la foi dans l’action politique. Des hommes de valeur, tout en étant opposants politiques, peuvent se rassembler pour faire de grandes choses : le souffle des Girondins ne cesse jamais de se faire entendre. J’ai donc découvert Alain Juppé au moment même où il commençait à réveiller la ville en redorant son blason. Je ne savais pas la place qu’il occuperait dans ma vie. C’est à l’ombre de cet homme, et par sa volonté, que je suis devenue, dix ans plus tard, élue à mon tour.

Nous étions une toute petite dizaine de techniciens à l’origine du projet de tramway, regroupés en service dénommé Mission. Notre premier responsable avait, avant Bordeaux, piloté le développement de transports en commun en Amérique du Sud et la légende disait qu’ils avaient dû, avec ses équipes, travailler protégés par des forces militaires. Aucune porte des bureaux du neuvième étage que nous occupions n’était accessible sans carte dont le code de la bande magnétique était changé régulièrement. J’ai appris très vite ce qu’était le mode projet, la transversalité qu’elle implique, la précision des notes administratives qu’il faut donner aux grands élus pour que leurs choix et leurs décisions le soient aussi, l’obsession de servir l’intérêt général et de le démontrer. Les intérêts particuliers étant, par l’envergure et la violence perturbatrice et défiguratrice des travaux de ce grand projet, sévèrement mis à mal. Un nouveau patron est arrivé, venant de la RATP, au moment même où je signais mon premier contrat comme chargée de mission en charge de la communication. Mon stage portait sur des questions juridiques mais Véronique G, qui avait obtenu que je sois recrutée, avait vu en moi la personnalité qui lui manquait pour travailler l’acceptation par les habitants d’un projet dont nous savions que la portée était historique. Je ne mesurais pas tout à fait les attendus de ma future mission mais je savais que le challenge était énorme. Nous fûmes une équipe très soudée, acceptant de travailler sans limites. Dans ce cadre, j’ai eu la chance d’assister aux comités de pilotage des maires, lesquels étaient systématiquement des moments stratégiques tant les décisions à prendre sur le plan budgétaire, urbanistique et social étaient fondamentales. Alain Juppé avait gardé le rythme imposé par son ancien statut de Premier ministre et la gestion de la pression qui en découle : tous ceux qui l’ont côtoyé à l’époque ont bénéficié de cette énergie particulière et de ses raisonnements, extraordinairement percutants. Quand il passait dans les couloirs, les fonctionnaires marquaient leur déférence sincère. Les plus anciens de cette administration en sont toujours d’ailleurs un peu orphelins. L’autorité du président n’était pas contestée d’autant qu’il avait fait de la poursuite de la cogestion un principe quasiment sacré au travers d’un mode de gouvernance très solide. C’est à cette époque que Bordeaux et les communes de la rive droite, les premières concernées par le passage du tramway, ont tissé des liens puissants presque structurels. La cogestion ne fut pas un caprice ni une obligation électoraliste mais le socle assumé d’une confiance sincère au bénéfice de tous les habitants du territoire intercommunal.

Ma directrice m’a beaucoup appris à la fois sur le rôle des corps intermédiaires et sur la personnalité d’Alain Juppé. Nous avons réuni toutes les organisations représentatives de la population pour travailler, avec chacune d’elle, les attentes de leurs adhérents afin de mettre en lumière les avantages espérés et de limiter les conséquences négatives des travaux. Ensuite, le président rencontrait, dans de grands raouts, l’ensemble des personnes réunies par lesdits représentants par corps de métiers ou par centres d’intérêts. Chacune de ses rencontres était préparée minutieusement : j’y ai découvert le rôle des hommes et des femmes de l’art, ceux dont l’influence vaut souvent davantage que le pouvoir revendiqué ici et là. J’ai aussi appris à cette époque qu’il faut savoir ne pas tout dire, sauf quand on vous le demande. Ce principe, partagé par de très nombreux cadres de l’Administration, explique pour partie que les citoyens se soient sentis éloignés de décisions qui les concernaient et aient eu le sentiment qu’un certain nombre d’entre elles avaient été prises en dépit du bon sens : ce principe est aujourd’hui très contesté. En l’occurrence, s’agissant du tramway, l’équipe technique en mode projet très resserrée, soutenue par un comité de pilotage politique très représentatif, avait permis que l’essentiel des décisions prises soient performantes et de bon sens. Le chef de la mission tramway avait l’habitude de dire que ce qui comptait c’était avant tout l’intérêt des futurs utilisateurs de ce transport en commun, donc potentiellement tout le monde. Autrement dit, il fallait avancer, et vite, dans la perspective de cet intérêt général qui ne serait satisfait que lors de la mise en service. Convaincre la population subissant les travaux que demain serait mirifique en lui expliquant tous les détails, était assimilé à une perte de temps. J’ai vécu cette tension permanente, entre communicants et techniciens, sur le niveau d’information à transmettre. Le travail réalisé avec les corps intermédiaires, précisément pour définir le bon niveau, a permis en dix ans de réussir un projet colossal.

Pendant six années de travail intensif, j’ai découvert tous les rouages de la grande Administration, les interactions obligatoires avec les élus, les ravages d’un organigramme figé couplé à l’impossibilité de licencier ou a contrario de récompenser le travail exceptionnel d’un fonctionnaire. J’ai surtout vu qu’un leader, à défaut d’être attentif et empathique, doit être travailleur, visionnaire et rassembleur. Alain Juppé était à ce moment là, à mes yeux, les trois : ce qu’il n’était pas ne comptait pas ou jamais longtemps.

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